Après une longue marche, un petit tour en bateau rapide, et une courte randonnée, mes fidèles compagnons et moi retournâmes voir nos amis les cannibales. Otis boudait comme un gamin, reprochant à Carla d’être une sale tricheuse. Carla lui répondit qu’il était mauvais joueur, et que s’il n’était pas content, elle allait lui mettre son sabre là où il le pensait. Otis ne pensant jamais, il ne comprit pas l’effroyable menace, et ne sut jamais qu’il avait été tout proche d’une terrible opération de proctologie.
Les trois cannibales nous accueillirent aimablement :
– Vous tombez bien ! Nous allions passer à table ! déclara Requin.
Comprenant qu’il ne faisait pas bon s’attarder dans le coin, je sortis la racine de ma poche et la leur tendis fièrement.
– Tu n’es pas aussi incapable que tu en as l’air ! me dit Monstre Rouge éberlué.
– Si, il l’est, mais il a eu de la chance, dit la tête de navigateur avant que je ne lui cloue le bec.
Lemonhead me prit la racine des mains. Son regard en disait long : jamais il n’aurait pensé la revoir un jour. Il se demandait tout comme nous, pourquoi les méchants sont assez stupides pour nous garder bien au chaud l’arme de leur destruction ?
– Venez, dit Monstre Rouge aux deux autres indigènes. Allons préparer la potion de racine fermentée. Attendez-nous ici, nous dit-il, nous revenons tout de suite.
Ils partirent dans une hutte.
– J’espère que ça va marcher ! Car je suis à court d’idées pour aujourd’hui ! déclarais-je à mes hommes, à Carla aussi d’ailleurs.
– Dieu soit loué ! s’exclama Meethook les crochets pointés vers le ciel.
Puis Carla me rassura :
– S’ils sont aussi bons sorciers que photographes, il n’y aura pas de souci à se faire.
– Aaah ! Les photos ! soupirâmes-nous tous en même temps.
L’attente, bien que fort brève, m’était insupportable. Il ne s’était passé que cinq minutes mais il me semblait attendre depuis au moins six minutes ! J’eus même le temps de me remémorer ce qui avait bien pu me conduire dans ce pétrin. Quand mon radeau avait coulé au beau milieu de l’océan, j’étais bien loin de me douter de ce que j’allais vivre dans les jours à venir. D’accord, ma carrière de pirate avait mal commencé, mais de là à m’imaginer que j’affronterais une armée de fantômes ! Mon arrivé sur Mêlée n’avait pas été terrible non plus quand j’y repense. Le premier pirate rencontré avait été cet idiot de guetteur myope. J’aurais dû me douter que pour avoir choisi un tel zigoto le shérif ne pouvait pas être parfaitement honnête.
Et puis il y avait eu ces trois épreuves initiatiques à la noix qui auraient dû faire de moi un vrai pirate ! Aaah, j’avais rencontré bien des gens étranges sur cette petite île de pirates : le conseil des pirates, le vieux boutiquier, les frères Macaroni, Lady Voodoo, Stan… et le shérif Shinetop. Notre rapport avait immédiatement pris un pli : tendu, c’était la moindre chose que l’on puisse dire ! Et penser que depuis le début c’était LeChuck que j’affrontais d’égal à égal ! Mais la plus inoubliable des rencontres s’était produite avec Elaine, le gouverneur de l’île de Mêlée. Ce n’était peut-être pas la plus belle femme du monde comme j’essaie de vous en convaincre depuis le début de mes mémoires, et pourtant elle m’avait littéralement ensorcelé.
A part pour mon chien et pour le gâteau aux bananes, je n’avais jamais ressenti pareil amour. Il y avait bien eu Ginette Piquette avec qui j’allais en cours à l’école, mais quelle ne fut pas ma douleur lorsque je découvris que je n’étais pas dans une école mixte et que c’était un garçon ! Je savais bien que les filles n’avaient pas de barbe. Ah, Elaine ! Pour toi, j’ai risqué tant de fois ma vie ! Dire que j’ai même failli me retrouver au fond d’une marmite ! Pour qui d’autre aurais-je osé braver tant de dangers et me serais-je aventuré sur l’île aux singes ? J’étais un pirate, un vrai de vrai ! Comme l’avait été avant moi, non pas mon père, mais le père du fils du cousin du voisin de ma tante par alliance de son beau-père. Il fallait bien qu’un membre proche de la famille reprenne ce glorieux flambeau!
Pendant bien des années, j’avais caché à tous mon rêve de devenir pirate, ceci afin d’éviter les moqueries et découragements de mes petits camarades. En fait, je n’étais malgré tout pas encore un véritable pirate dans ma tête de pauvre niais. J’avais été fidèle à mon rêve, mais mon apprentissage ne se terminerait vraiment que lorsque j’aurais délivré la femme que j’aimais. Peu importait si sa poitrine n’était pas aussi grosse que ça.