Les mémoires d’un pirate (045)

Pendant ce temps, au fond de l’océan…

– …et une fois, j’ai transpercé trois poumons d’un seul coup ! A la queue leu leu ! se
vanta le sabre de Goodnight.
– J’avoue que ça me la coupe… déclara faussement le roi de l’épée.
– Vraiment ? s’étonna le sabre.
– Oui. Pas mal pour un ridicule couteau de cuisine…
– Quoooaaaaaaaa ???
– J’ai dit « Pas mal pour un ridiculeuh couteau de cuisineuh » !
– Viens voir ici « pièce de musée » pour que je te montre si je suis un couteau de
cuisine.
– Pas de problème, j’arrive !

Une seconde passa. Puis une minute, une heure, une journée… Les épées n’avaient pas bougé d’un chouilla.

– La mer est calme ces derniers temps, déclara sobrement mon épée.
– Oui, répondit le sabre de Goodnight. On fait la paix ?

Je n’avais peut-être pas pu m’amuser à la fête foraine, mais l’île de Mêlée réservait encore bien d’autres sources de divertissement. Vous connaissez les égouts de Paris ? Ils possèdent une étrange particularité : celle de se visiter. Et ceci parce que ce ne sont pas vraiment des égouts puants et crasseux comme on a l’habitude de voir, et surtout de sentir. Et bien sur Mêlée, les égouts de Paris, c’est un peu la prison de l’île. Pourquoi me demanderez-vous ?

Disons que cette prison se démarque plutôt de toutes les autres dans le monde. Premièrement, en théorie, les cellules sont vides, si l’on excepte les rats, trop contents d’avoir trouvé un coin pénard. Deuxièmement, si par accident (le mot me semble mieux choisi que « hasard ») la prison ne se révélait pas vide d’êtres humains, les portes des cellules restaient grandes ouvertes. Non pas qu’on désirait encourager les pirates à s’échapper, mais plutôt qu’on les encourageait à partir sans tout faire sauter. Puisque tôt ou tard les prisonniers devaient inévitablement prendre la poudre d’escampette, autant qu’ils fassent ça proprement. On n’était pas chez les sauvages non plus ici !

Mais ça, c’était surtout avant l’arrivée du shérif Shinetop. Quel ne fut pas mon étonnement en apercevant le seul prisonnier véritablement enfermé à triple-tour de toute l’histoire moderne de la prison de l’île de Mêlée ! Le type occupait l’une des deux seules cellules de la prison. Il était enfoncé dans la pénombre et marmonnait une chansonnette sadique qui ressemblait plus ou moins à ceci :

« C’est les rats les scélérats Et si les rats sont ravis Je suis ravi au lit »

Enfin bref, les paroles étaient dénuées de sens et il était clair que ce gars n’avait plus toute sa tête. Lorsqu’il m’aperçut à son tour, il se jeta tel un fauve sur les barreaux de sa cellule.

– Hé ! Toi là ! meugla-t-il. Tu dois me sortir d’ici.

Les pirates n’ont pas l’habitude de fréquenter l’endroit. Je devais être son premier visiteur depuis des lustres. C’était brun, aux yeux marrons et mal rasé. Un mètre quatre-vingt-cinq je dirais à vue d’oeil, bien bâti mais déjà au moins quinquagénaire. Un vieux briscard en somme. Son menton était en sang, blessure récente provoquée par la morsure d’un gros rat. Ca lui laisserait une belle cicatrice et aussi une belle histoire à raconter dans le genre : « Qui t’a fait ça ? » « Juste une meute de caniches-piranhas en chaleur que j’ai refroidi.

Ce jour-là j’avais un rhume et ils en ont profité les lâches ! Enfin… ces sales cabots ne feront plus de mal à un singe, maintenant». Pour un pirate, je le trouvais étrangement vêtu: une chemise blanche sous un gilet noir sans manche, et un pantalon beige qui lui donnait l’air d’un aventurier des temps modernes.

Ses yeux globuleux me fixaient intensément. Je savais que s’il lui était resté un filet de bave, il l’aurait fait dégouliner sur mes belles chaussures que j’avais acheté en solde au marché de la plaine.

Laisser un commentaire