Les mémoires d’un pirate (074)

L’entrée du quai où se trouvait la petite maison d’Otis était complètement cernée par une demi-douzaine de pirates. Un petit homme à la quarantaine, au sourire mielleux et sournois, surmonté par un crâne recouvert d’une épouvantable perruque bon marché, inspectait avec satisfaction le demi-cercle des officiers pirates, tous mercenaires à sa solde. Celle de Largo Lagrande. S’avançant devant eux, il lança avec une voix de canard vers la maison :
– Sors de là, Otis ! Tu es encerclé !
– Dans ce cas, vous regardez du mauvais coté, fit une voix calme.

Largo Lagrande sursauta, en soi un spectacle étonnant. Ses sbires firent volte-face et virent Otis debout derrière eux.

– Tu vois, je suis venu, Largo.

L’absence d’arme visible inquiétait beaucoup plus Largo qu’il ne voulait l’admettre. Il y avait quelque chose de bizarre et il valait mieux ne pas prendre de décisions hâtives avant de savoir exactement ce qui ne collait pas.

– Otis, mon vieux, parfois tu me déçois. Je veux simplement savoir pourquoi tu ne m’a pas payé ce que tu me devais… comme tu aurais dû le faire depuis bien longtemps. Et pourquoi a-t-il fallu que tu grilles le sergent et Rambo Bean comme ça ? Après tout ce que nous avons traversé ensemble, toi et moi ?

Otis sourit durement.

– Ca suffit Largo. Il n’y a pas assez d’émotion dans ta carcasse pour réchauffer une bactérie orpheline. Normal pour l’ex-bras droit du tristement célèbre LeChuck dit le pourri.

Largo grimaça.

– Quant au sergent et à Rambo Bean, tu les avais envoyés pour me tuer.
– Pourquoi, Otis, protesta Largo étonné, pourquoi ferais-je cela ? Tu es le meilleur contrebandier de la profession. Tu as trop de valeur pour que je te grille. Le sergent ne faisait que transmettre mon souci bien naturel concernant tes retards. Il n’allait pas te tuer.
– Il croyait le contraire. La prochaine fois, n’envoie pas tes salopards à gages. Si tu as quelque chose à me dire, viens me voir en personne.

Largo secoua la tête. Il semblait si ridicule du haut de son mètre soixante face au mètre quatre-vingt cinq d’Otis qu’on avait de la peine à croire qu’il était chef de quoi que ce soit.

– Otis, Otis ! Si seulement tu n’avais pas jeté par-dessus bord cette cargaison d’épices ! Tu comprends… Je ne peux pas faire d’exception. Où serais-je si tous les hommes qui
travaillent pour moi se débarrassaient de leur chargement au premier navire de guerre royal venu ? Et qu’ensuite ils me montrent leurs poches vides quand j’exige réparation ? Ce ne sont pas les affaires. Je sais être généreux, je peux pardonner, mais pas au point de faire faillite.
– Tu sais très bien que même moi je me fais pincer de temps en temps, Largo. Crois-tu que j’ai jeté ces épices parce que je ne supportais plus leur odeur ? Je voulais tout autant que toi les livrer que tu désirais les recevoir. Je n’avais pas le choix.

Il fit de nouveau un sourire sardonique.

– Comme tu dis, j’ai trop de valeur pour griller. Or, j’ai un engagement et je peux payer ce que je te dois, plus un petit quelque chose. Il me faut juste encore un peu de temps.

Le petit nabot à la voix de canard parut envisager la proposition et s’adressa non plus à Otis mais à ses sbires.

– Rangez vos armes.

Son regard et son sourire carnassier revinrent se fixer sur le pirate contrebandier.

– Otis, mon pote, je fais cela uniquement parce que tu es le meilleur et que j’aurai encore besoin de toi. Donc, dans la grandeur de mon âme et d’un coeur clément – et pour un supplément de, disons, vingt pour cent- je t’accorde un petit délai. Mais c’est la dernière fois.

Si tu me déçois encore, si tu foules aux pieds ma générosité avec ton rire moqueur, je mettrai ta tête à prix pour une telle somme que tu ne pourras plus te montrer nul part pour le restant de tes jours, parce que ton nom et ton visage seront connus d’hommes qui t’étriperont volontiers pour le dixième de ce que je leur promettrai.

– Je suis heureux que nous ayons tous les deux les mêmes intérêts à coeur, répliqua Otis avec affabilité comme il passait devant les yeux ébahis des tueurs à gages de l’ex-bras droit de LeChuck. Ne t’en fais pas, Largo, je te paierai. Mais pas parce que tu me menaces. Je te paierai parce que… c’est mon bon vouloir.

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