Les mémoires d’un pirate (054)

C’est alors que je passai devant la prison. Ne trouvant rien d’autre à faire, j’allais rendre visite à son unique prisonnier. Tiens ? Il n’avait pas bougé, il était toujours dans sa cage.

– Tu n’aurais pas une grosse lime par hasard ? demandais-je innocemment.

Assis par terre dans un coin, en train de se ronger les ongles, il bondit sur la porte de sa cellule.

– Parce que tu crois vraiment que je serais encore ici si j’avais une lime ? (il en rit de dépit) Je me contenterais même d’une lime à ongle si tu veux savoir.
– Oui. Moi aussi.
– Je reste pas ici pour ma santé, mon pote. Surtout qu’avec la nourriture qu’il y a ici…

Tu sais bien : eau sale, grog, rats, insectes et même poux quand je peux les attraper.

– … et un gâteau aux carottes que ta tante Tillie a fait ! ajoutais-je avec enthousiasme.

Il en grimaça de dégoût.

– La vieille bique sait pourtant que je les déteste ! grogna le sympathique prisonnier.

Bon, écoute : ma gorge devient sèche après tout ce bla-bla. Alors pourquoi ne te trouverais-tu pas quelqu’un d’autre avec qui jacasser ? Je ne suis pas le seul pirate de cette île.

Et il ajouta bien plus bas :
– Me demander si j’ai pas une lime…

Soudain, son visage rayonna comme à l’apparition de la sainte vierge ou comme le disent les pirates, d’une vierge tout court. Il prit le poison pour taupe que je lui tendais généreusement, celui que j’avais trouvé dans l’étrange palais du gouverneur.

– Oh par tous les seins ! (35) Ca devrait marcher pour tuer les rats !

Il leva son index pour m’indiquer d’attendre et alla chercher un objet étonnamment lourd, dans le coin de sa cellule.
– Pour te remercier, voilà le gâteau (rassis) aux carottes de ma tante Tillie.

Drôle façon de me remercier. Ne voulant pas vexer le malheureux, j’acceptai l’offrande et me retirai en toute discrétion.

A la sortie de la prison, un pirate beau gosse avec tout de même les deux jambes amputées, m’interpella :
– Alors ? Comment va Otis ?
– Je crois qu’il commence à en avoir marre de sa « rat »tion habituelle.

Il me fixa avec des yeux inquiets. Je lui expliquai mon superbe jeu de mots.

– C’est de l’esprit, lui dis-je lentement. Inspiration, ration de rats, rat-ion… ration…

Le type m’interrogeait toujours d’une moue boudeuse.

– Il en a marre de manger des rats… finis-je par lui dire afin de tourner court.
– Je suppose que c’est ce qu’il veut. Avec ce que lui a préparé sa tante, il devrait être sorti depuis belle lurette. Allez, au plaisir !

Et il s’en alla dans son chariot à roulette.
Qu’avait-il voulu dire ? Se pourrait-il par hasard que… J’expulsais le gâteau aux carottes de ma poche magique. Celui-ci était si poisseux, et surtout si lourd qu’il m’échappa des mains et se brisa en mille morceaux sur le sol. On aurait dit du plâtre. C’était du plâtre. Il y avait la lime la plus grosse que j’avais jamais vu à l’intérieur d’une monstruosité culinaire ! Et bien que je sache pertinemment que ce n’est pas la taille qui compte, je savais que je tenais dans mes mains l’objet qui ferait de moi le pirate que j’avais toujours rêvé d’être !

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35. Et non les saints.

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